Changer le nom de l’espagnol ?

Le IXème Congrès international de la langue espagnole vient d’avoir lieu à Cadix, du 28 au 30 mars derniers.
Dans ce cadre, une table ronde a réuni les écrivains Juan Villoro (Mexique), Martín Caparrós (Argentine), Alonso Cueto (Pérou), Carmen Riera et Angel López García (Espagne). Thème : «Espagnol langue commune : métissage et interculturalité au sein de la communauté hispanophone.»
A cette occasion, Martín Caparrós a lancé une petite bombe sémantique, en proposant de débaptiser la langue espagnole, pour la renommer «ñamericano».

ARGUMENTS

Selon Caparrós, «il est temps de trouver un nom commun à cette langue, qui ne doit plus être seulement celle d’un seul des vingt pays qui l’utilisent. Il serait logique que 450 millions de personnes dans le monde cessent de penser qu’ils parlent une langue étrangère». Par ailleurs, toujours selon l’écrivain argentin, choisir un autre nom ne ferait qu’enrichir une langue qui s’est formée par « la  respiration de nombreuses autres et qu’aucun royaume ne peut s’approprier».

Juan Villoro, pour sa part, est venu soutenir son collègue, en soulignant que le métissage de la langue espagnole l’a fait évoluer au point qu’il est aujourd’hui impossible de considérer qu’elle est réellement unique, et qu’on parle le même espagnol partout. «Le temps est révolu, dit-il, où l’hôtelier de Madrid ne comprenait pas son client péruvien lorsqu’il venait signaler un défaut de plomberie dans sa chambre». (En employant son vocabulaire local, NDLA)

Alonso Cueto, pour sa part, se réjouit que la circulation des mots de chaque côté de l’Atlantique est plus intense que jamais, en partie d’ailleurs grâce à la publication en Espagne d’auteurs sud-américains, et que la «pollinisation» de la langue se fasse également à travers le tourisme, la télévision, le commerce ou les migrations. Pour lui, l’idée d’une pureté de la langue est inutile et anachronique.

Martín Caparrós
METISSAGE

«Nous resterons toujours fièrement impurs», ajoute Cueto. «L’espagnol est un organisme vivant, et son renouvellement constant a pour moteur les parlers locaux». Il regrette à ce propos la disparition en Amérique latine d’une très grande partie des dialectes originels : aujourd’hui au Mexique, seuls 6,6% des langues parlées avant l’arrivée des Espagnols sont encore pratiqués.

Pour López García, l’espagnol était une langue métissée déjà bien avant la colonisation de l’Amérique du sud, rappelant l’apport, par exemple, du Galicien ou du Catalan lors des pèlerinages à Santiago de Compostelle. Enfin Carmen Riera rappelle que c’est au moment des indépendances que les différents pays sud-américains ont choisi l’espagnol comme langue commune, alors que jusque-là, selon elle, l’occupant n’avait pas vraiment cherché à l’imposer, ses fonctionnaires y voyant un risque de concurrence avec les autochtones.

CONTROVERSE

L’écrivain espagnol Arturo Perez-Reverte, en réaction à la proposition assez iconoclaste de Caparrós, a posté aussitôt un tweet ironique. «J’ai une proposition moi aussi» dit-il en ajoutant une image reprenant les codes graphiques de l’Académie Royale espagnole (RAE). Pérez-Reverte avance alors le nom de «Gilipañol». Une construction dérivée de «Gilipollas» (Imbécile, couillon, en espagnol) et du mot «espagnol». Ajoutant la définition suivante : «Gilipañol : langue artificielle, en notable expansion, rassemblant les couillons hispanophones d’Espagne, d’une grande partie de l’Amérique, des Philippines, de Guinée équatoriale et d’autres parties du monde». Indiquant qu’il songe sérieusement à soumettre cette définition lors de la prochaine réunion de l’Académie. Caparrós lui a répondu : «C’est la langue dans laquelle tu écris, non ?».

Arturo Pérez-Reverte
L’ESPAGNOL, LANGUE COMMUNE ?

S’il est assez peu probable que cette polémique entre intellectuels prospère durablement, il n’empêche que la question soulevée par l’écrivain argentin et ses collègues ne manque pas d’intérêt ni de fondement.

Car il n’est évidemment ici pas question de remettre en question l’existence de la langue en elle-même, mais simplement sa dénomination.

Or, rappelons que les sud-américains, en général, la désignent sous le terme plus ancien de «castillan (castellano)». Autrement dit, la langue de la Castille. Celle-ci n’est devenue l’espagnol que lorsque, justement, après son extension et l’unification des différentes provinces, le Royaume de Castille est devenu le Royaume d’Espagne.

La langue des Castillans est ainsi devenue la langue de tous les Espagnols, s’appropriant la dénomination pour sceller leur parenté linguistique. Or aujourd’hui, l’espagnol n’est-il pas devenu la langue de tous les hispanophones bien au-delà des frontières de l’ancien colonisateur ? Les Sud-Américains ne se sont-ils pas appropriés eux aussi cette langue, d’ailleurs au grand préjudice des langues autochtones qui peinent à survivre, comme le quechua, le guarani ou l’aymara ?

Voilà donc un argument de poids dans le sens de Caparrós. Sauf que le monde hispanophone, contrairement à l’Espagne avec la Castille, ne s’est pas fondu en un seul territoire. Et qu’une base linguistique reste une base linguistique, quelle que soit son évolution ou la diversité de ses locuteurs.

Si on change le nom de cette langue, alors, ne faudra-t-il pas songer à changer également celui de l’anglais ? Car si les Espagnols sont aujourd’hui largement minoritaires en nombre dans le monde hispanophone, on peut en dire tout autant des Anglais. Et même des Français !

UN ESPAGNOL, DES ESPAGNOLS

Les Sud-Américains parlent une langue qui leur a été apportée par les colons espagnols (dont beaucoup sont descendants), les Espagnols une langue imposée par celle du royaume d’origine, la Castille. Avec le temps, les usages, les apports des parlers locaux, celle des langues de l’immigration, elle a considérablement évoluée, et pas de façon uniforme. On ne parle pas tout à fait le même espagnol (ou castillan, si vous préférez) à Cuba, en Argentine, en Bolivie ou à Madrid. Ce qui n’empêche pas une parfaite compréhension mutuelle. Je n’ai pas eu besoin de réapprendre l’espagnol avant d’aller visiter l’Amérique du Sud ! Mais j’ai pas mal enrichi mon vocabulaire à l’occasion de chaque voyage !

Je vous laisse juges. Personnellement, je me sens assez éloigné de ce genre de polémiques qui me semblent plutôt secondaires. Par ailleurs, le nom proposé par Caparrós « ñamericano », efface d’un trait de plume toute origine espagnole, en en faisant une langue purement…américaine, ce qui est un peu fort de café ! (Certes, il y a le ñ. Pour Caparrós, c’est justement le signe capital rappelant l’origine. Un signe, dit-il, inventé par des moines copistes paresseux souhaitant s’économiser l’écriture du double n !).

Alors, comment désigner une langue ? En rappelant ses origines, ou en faisant référence à ceux qui la parlent ? Et dans ce dernier cas, si elle évolue encore, faudra-t-il lui trouver un nouveau nom ? Le débat reste ouvert !

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Liens :

Articles rendant compte du débat du Congrès :

Infobae, site d’infos argentin, qui m’a servi de base :

https://www.infobae.com/cultura/2023/03/28/congreso-de-la-lengua-martin-caparros-propuso-un-nuevo-nombre-para-el-idioma-espanol/

Revue en ligne Perfil :

https://www.perfil.com/noticias/cultura/martin-caparros-propuso-renombrar-idioma-namericano-escritor-espanol-salio-cruzarlo.phtml

La Vanguardia (Espagne) :

https://www.lavanguardia.com/cultura/20230329/8860546/nueva-edicion-panhispanico.html

Occasion de lire ou relire également l’article de ce blog sur les particularismes de l’espagnol tel qu’on le parle en Argentine :

Parler argentin

 

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