V. La résistance péroniste. 1ère partie.

1955- 1962 : un premier espoir déçu.

Après le coup d’état de septembre 1955, Perón a dû quitter le pays. C’est le début d’une errance de près de cinq ans, durant lesquels l’ancien président argentin va d’abord trouver refuge au Paraguay, puis au Panama, au Venezuela, à Saint Domingue, et enfin dans l’Espagne de Francisco Franco, où il va durablement s’installer. Il y arrive en janvier 1960, et prend résidence à Madrid, en compagnie de sa nouvelle épouse, María Estela Martinez, une ex-danseuse rencontrée lors de son séjour au Panama.

C’est d’Espagne qu’il va continuer de tirer les ficelles de son mouvement, qui entre en résistance. Sur place, il en confie les rênes à un de ses fidèles lieutenants, un homme très à gauche d’origine irlandaise, John William Cooke.

John William Cooke et son épouse Alicia Eguren en 1957.

Pendant ce temps à Buenos Aires, les militaires s’affirment au pouvoir. C’est d’abord le général Eduardo Lonardi qui assume la nouvelle présidence de fait. Homme modéré, il cherche avant tout à ramener le calme et la stabilité dans le pays. Avec comme principal objectif la réconciliation nationale, il ne remet pas en cause la constitution héritée du péronisme (en fait, une réforme rédigée en 1949 de la constitution historique de 1853), pas plus que les acquis sociaux et, plus globalement, les mesures politiques prises entre 1946 et 1955.

Cette politique d’apaisement défrise profondément les militaires les plus offensifs, qui finissent par remplacer Lonardi, au bout d’à peine deux mois de gouvernement. C’est le plus rigide Pedro Eugenio Aramburu qui prend le fauteuil.

Eduardo Lonardi et Pedro Aramburu

L’objectif principal d’Aramburu est beaucoup moins consensuel. Il s’agit avant tout de «dépéroniser» le pays. Pour cela, il prend les grands moyens : il interdit purement et simplement toute forme d’existence du péronisme.

Car l’interdiction s’étend très loin. Non seulement le mouvement est proscrit et son existence même en tant que parti est interdite, mais cela va jusqu’à l’interdiction de l’usage du nom du mouvement et de l’ancien président ! En somme, on veut effacer Perón et le péronisme des tablettes et du vocabulaire argentin. (On ne peut donc plus citer Perón en toutes lettres. Dénominations acceptées: l’ex-président, le tyran en fuite, le dictateur déchu !)

Bien entendu, les principaux cadres de l’ancien parti de gouvernement sont arrêtés et jugés, et le principal syndicat péroniste, la CGT, est mis sous tutelle du gouvernement militaire. Tous les hommages rendus au couple présidentiel sont retirés : noms de rues, noms de localités ou de provinces ; stations de métro, gares, tout ce qui porte le nom de Juan Domingo Perón ou Eva Perón (et il y en avait beaucoup, quand même !) est débaptisé. (Pour l’anecdote, si certaines rues et places retrouveront leur nom péroniste dans les années soixante-dix, d’autres lieux garderont définitivement leur dénomination d’origine, comme la province de La Pampa – renommée Eva Perón en 1951 – ou la gare principale de Buenos Aires, Retiro – un temps rebaptisée Presidente Perón).

Naturellement, les péronistes ne restent pas sans réaction. Dès début 1956, ils entrent en résistance, en lançant une série de boycotts (avec pour cibles certaines entreprises ayant soutenu le coup d’état) et d’attentats à l’explosif. Les premiers résistants péronistes seront d’ailleurs des militaires. En effet, tout un secteur nationaliste – qui avait dans un premier temps soutenu Lonardi – refuse le diktat et le leadership d’Aramburu. Cette faction est emmenée par le général Juan José Valle, qui tentera un coup d’état – soutenu par les péronistes, en dépit du fait que Valle ne l’était pas, lui – en juin 1956.

Mais le coup échoue, et Valle est arrêté et exécuté. Afin de faire un exemple, les militaires au pouvoir feront également exécuter tout un groupe de civils présumés complices. Une sombre affaire d’ailleurs, car l’exécution, qui a eu lieu avant la promulgation de la Loi martiale, était donc parfaitement illégale, comme le racontera en détail le livre du journaliste Rodolfo Walsh, Operación masacre. (Voir bibliographie ci-dessous pour la version française)

Couverture du livre de Rodolfo Walsh – Ed. 451 Editores.

La brutalité de la répression militaire finit progressivement par avoir raison de ces premières manifestations violentes de résistance. Après l’évasion de plusieurs dirigeants péronistes emprisonnés par les militaires (dont John William Cooke et le futur président péroniste Hector Cámpora) cette résistance prend un tour plus politique. Cooke prend contact à Madrid avec Juan Perón, et celui-ci lui confie la tâche de fédérer les différents mouvements de résistance.

Malgré les tentatives de Cooke, la résistance péroniste reste divisée en deux. D’un côté, les légalistes, fidèles au chef et au parti historique, le Parti péroniste, ou Parti Justicialiste. De l’autre, les «néo-péronistes», partisan d’un «péronisme sans Perón», jugeant improbable à court terme le retour de l’ancien président. Et, pour certains, ne le souhaitant pas forcément ! Ceux-ci se réunissent essentiellement au sein d’un nouveau parti, L’union Populaire.

Le gouvernement de Pedro Aramburu est néanmoins fortement entravé par les nombreuses grèves et actions de protestation dans tout le pays. Celles-ci ne sont pas toutes l’œuvre des péronistes. Il y a également tout un secteur de l’opinion qui s’insurge contre la politique répressive et les mesures anti-sociales prises par les militaires. Début 1957 par exemple, la mort d’un jeune de 14 ans lors d’une grève de cheminots provoque une forte émotion dans la population.

Face à cela, Aramburu est contraint d’annoncer l’organisation prochaine d’élections, afin de remettre le pouvoir aux civils. Mais bien entendu, pas question d’y réintégrer le péronisme, ça va de soi. Le principal parti autorisé est donc un parti historique de la politique argentine : l’UCR, Union civique radicale. Sauf que. Sauf que ce parti est lui-même divisé en deux clans opposés. D’un côté, les dits «intransigeants» (UCRI), qui militent pour un retour complet à la démocratie, et donc la réhabilitation du péronisme. De l’autre, l’Union civique radicale dite «du peuple» (UCRP), férocement antipéroniste.

Les militaires, qui ne présentent pas de candidat, soutiennent l’UCRP, emmenée par Ricardo Balbín. Perón, pour sa part, exige en vain, sinon de pouvoir se présenter lui-même, au moins de pouvoir présenter un candidat de son parti. Ce qui lui est naturellement refusé par les militaires, en dépit, ou plutôt justement à cause, de la toujours – très – forte influence du péronisme dans l’opinion.

Alors Perón va avoir une idée assez futée : prendre contact avec le candidat de l’UCRI, Arturo Frondizi, et lui proposer son soutien, en échange d’une promesse, une fois élu, d’annulation de la proscription. Les historiens argentins sont divisés quant à la question de savoir si Frondizi a bel et bien scellé un accord secret avec Perón. Frondizi lui-même l’a démenti, et il n’y a pas eu de document écrit. Mais plusieurs participants à des réunions communes l’ont attesté, comme le conseiller de Frondizi Ramon Prieto, qui en même fait un livre, El pacto, en 1963 (Voir ici, paragraphe 22).

Arturo Frondizi – Président de la République argentine – 1958-1962

Il n’en est pas moins vrai que Perón a appelé ses troupes à voter en faveur du candidat de l’UCRI, et que celui-ci, en bonne partie grâce à ces suffrages, l’a emporté haut la main, avec près de 50% des voix au premier tour, contre 32 à son adversaire de l’UCRP, Ricardo Balbín. Prouvant ainsi la persistance de la popularité et de l’influence du péronisme dans la population.

En résumé : Perón 1 – militaires 1. Balle au centre. Seulement voilà : Frondizi n’assume pas sa part du contrat. Alors oui, il lève l’interdiction faite aux péronistes d’exister en tant que tels : droit de réunion, de formation de cellules partisanes, d’expression publique, ainsi qu’amnistie pour les cadres arrêtés après le coup d’état de 1955. De même, il rend aux syndicats leur indépendance de fonctionnement. Mais c’est à peu près tout. Le péronisme, en tant que parti politique, reste proscrit, et Perón est prié de rester en exil.

Sans parler de la politique menée, pas vraiment du goût des partisans de l’ancien président. Loin du nationalisme volontiers protectionniste affiché par le péronisme, Frondizi est un libéral, qui cherche à ouvrir l’Argentine sur le monde, économiquement, diplomatiquement et culturellement. C’est ainsi qu’il cherche d’abord et avant tout à séduire les investisseurs étrangers.

Les griefs ne tardent pas à s’accumuler, tout comme les mouvements de protestation. Les grèves se multiplient : cheminots, secteur pétrolier (Frondizi a été accusé, non sans raison, d’avoir bradé l’or noir argentin aux compagnies étasuniennes), banques, industrie de la viande, mais aussi contestations étudiantes.

En réaction, le gouvernement déclenche la répression, au moyen d’une ancienne loi réactivée pour l’occasion, le Plan Conintes. Acronyme signifiant : Conmoción interna del estado. Une sorte de décret d’état de siège, ni plus ni moins. Par ce plan, le gouvernement peut restreindre les droits constitutionnels des citoyens (comme les droits de grève et de manifestation), mais aussi et surtout militariser le pays, en déclarant certains points sensibles zones militaires, et en donnant à l’armée, en conséquence, le pouvoir discrétionnaire de faire respecter son autorité en arrêtant tout contrevenant.

Le divorce entre Frondizi et le péronisme est consommé. Lorsque le président sera de nouveau en difficulté, mais face aux militaires cette fois, il ne pourra pas compter sur ses alliés d’hier pour voler à son secours. Car agacés par la politique étrangère de Frondizi, qu’ils jugent trop internationaliste, les militaires vont finir par le lâcher.

Le déclic, c’est la relation avec Cuba. Ne pas oublier qu’au tout début du mandat de Frondizi, en 1958, se produit la révolution castriste. Or Frondizi affiche d’excellents rapports avec Castro et Guevara, qu’il recevra en 1961. 1961 ? C’est l’année de la crise des missiles russes à Cuba ! Frondizi a également d’excellentes relations avec J.F. Kennedy, et celui-ci a caressé un temps l’idée d’en faire un médiateur de crise.

Sous la pression (on commence à parler de nouveau coup d’état militaire), Frondizi cherche à regagner l’appui du péronisme, seul capable d’équilibrer la balance en sa faveur. En vue des élections législatives de mars 1962, il décide d’autoriser la participation de partis néo-péronistes, sans pour autant accepter la participation de Perón lui-même (celui-ci souhaitait se présenter à Buenos Aires).

Le péronisme l’emporte dans neuf régions sur dix-sept, et gagne six postes de gouverneurs. Les militaires, furieux, le somment d’annuler les élections. Frondizi le fait en partie, mais ne peut empêcher finalement d’être renversé. Il est arrêté le 29 mars 1962, et envoyé sur l’île Martín Garcia, habituel lieu de déportation des cadres politiques déchus (Pérón y fit un séjour en 1945).

Pour l’anecdote, ajoutons que Frondizi refusa toujours de signer sa démission, malgré les pressions militaires. C’est ainsi que, profitant du délai mis par ceux-ci pour négocier avec le président déchu, le président du Sénat, José María Guido, prêta serment devant la cour suprême… et fut officiellement investi président de la République, s’appuyant sur une loi spécifique prévoyant la vacance du pouvoir.

Or le serment fut prêté de nuit. Pendant ce temps, les cadres militaires, fatigués par leurs tractations… étaient allés se reposer. Quand à leur réveil ils se rendirent au Palais présidentiel déjà occupé, ils réalisèrent qu’ils avaient été doublés ! Ils décidèrent finalement de mettre Guido à l’épreuve, et de le laisser gouverner sous leur étroit contrôle.

La résistance péroniste avait encore du travail devant elle.

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LIENS ET BIBLIO

1. L’ensemble du dossier en cours sur le péronisme est à lire ici, avec les liens vers les différents articles.

2. Sur John William Cooke, ce court article de Miguel Mazzeo sur le site jacobin.com. Voir également la correspondance entre J.W. Cooke et Perón, aux éditions Granica. Echange de lettres entre 1957 et 1958. 1ère édition en 1972. Non traduit.

3. Sur le néopéronisme, le paragraphe 14 de cet article assez fouillé de Julio Parra.

4. Le livre de Rodolfo Walsh cité dans l’article ci-dessus a été publié en français sous le titre « Opération massacre » par les éditions Christian Bourgois en 2010. Rédigé comme une enquête policière, il retrace l’arrestation et l’exécution illégale de résistants péronistes par le gouvernement d’Aramburu en 1956.

 

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