Le retour de Perón, comme on l’imagine, a provoqué un engouement extraordinaire parmi la population argentine. Très vite, l’idée d’organiser une manifestation festive pour l’accueillir à son arrivée s’est imposée au sommet du parti. A cet effet, un comité d’organisation est mis en place, afin de préparer au mieux l’événement, dont on pressent qu’il mobilisera une foule énorme. Cinq responsables sont désignés pour faire partie de ce comité. Et déjà, on perçoit un très net déséquilibre au profit de la tendance la plus à droite, puisqu’il ne compte qu’un seul représentant de la gauche péroniste : Juan Manuel Abal Medina. Parmi les quatre autres, on compte deux leaders syndicaux, José Rucci et Lorenzo Miguel, et deux personnages plutôt situés à l’extrême-droite de l’échiquier politique péroniste : Jorge Osinde et Norma Kennedy.
Le vrai chef de cette commission d’organisation, c’est Jorge Osinde, qui d’emblée se présente comme expressément mandaté par Juan Perón lui-même, et donc exécutant ses instructions. Fort de ce prétendu mandat, il va passer par-dessus le gouvernement de Cámpora, dont le ministre de l’intérieur, Righi, sera réduit à un rôle purement protocolaire.
Le but d’Osinde est double. Un, mettre en difficulté Cámpora, et si possible le discréditer aux yeux de Perón et des Argentins. Deux, se débarrasser définitivement de la tendance gauchiste du péronisme. Le lieutenant colonel Osinde est un anti communiste féroce, ancien chef du service de contre-espionnage militaire en 1946, qui n’a pas hésité à pratiquer la torture dans les années cinquante pour le compte de Perón. Amnistié après le renversement de Perón en 1955, il a même un temps pu espérer être le candidat péroniste en lieu et place de Cámpora, sous la bannière de la droite péroniste. Après avoir tenté d’empêcher le déroulement de l’élection du 11 mars, il a finalement obtenu un poste de secrétaire d’état (aux sports et au tourisme) auprès du ministre du Bien être social, José López-Rega. Un autre proche de Perón, bien à sa droite. Poste qui lui a donc permis de s’octroyer la part du lion dans l’organisation de la manifestation du 20 juin.
A partir de là, toute l’organisation tendra à s’assurer le contrôle total du déroulement de la manifestation : accès, moyens de communication, postes stratégiques, sécurité. Dès le 7 juin, une première commission mise sur pied par le gouvernement de Cámpora est remplacée par celle d’Osinde. Curieusement, celui-ci fait réduire tous les moyens au strict minimum, que ce soit sur le plan des postes de secours, des hôpitaux de campagne ou des moyens de transport. La tribune, énorme, sera installée sur un pont de l’autoroute qui mène d’Ezeiza à Buenos Aires, le pont n°12, autrement nommé «El Trébol» (le trèfle). Il convient, toujours selon Osinde, de faire en sorte que n’y aient accès que des gens «sûrs», autrement dit de la bonne tendance, et qu’elle soit protégée afin d’éviter les intrusions. Il faut également assurer les alentours. C’est pourquoi l’école située à quelques centaines de mètres à gauche du pont devra être évacuée, et occupée par des partisans. Officiellement, tout ce dispositif a pour but d’éviter tout attentat contre Perón : Osinde et ses amis craignent que les gauchistes du mouvement ne tentent de l’assassiner. Craignent, ou font semblant de craindre. Toute cette garde rapprochée sera d’ailleurs lourdement armée. D’où viennent les armes ? On saura plus tard que c’est López Rega, ministre du Bien être social et très proche de Perón, et surtout de sa femme, qui se les est procurées. Mais pas seulement. Le Comité met l’embargo également sur tout un stock de pistolets-mitrailleurs destinés à la sécurité des banques. Des dizaines d’armes sont ainsi réservées pour être remises aux forces de sécurité.
Le Comité d’organisation fait également main basse sur tout ce que le gouvernement peut fournir d’ambulances. Celles-ci, on le verra, ne serviront pas qu’au transport d’éventuels blessés. Loin de là. Quant à la clinique d’Ezeiza, prévue au départ pour servir d’arrière-garde du dispositif sanitaire, elle sera également occupée par des membres du Comité, et les médecins dépossédés de toute autorité.
Autour de la tribune, sont disposées deux rangées de barrières, solidement défendues par 3000 hommes de confiance. Qui n’ont pas été recrutés, formés ni équipés en un jour, ce qui tendrait à prouver que ces dispositions ont été envisagées bien avant la date fatidique.
En réalité, tout est donc prévu pour faire face à un affrontement direct avec les jeunes révolutionnaires. Plus que ça : pour créer les conditions de cet affrontement. Les grands responsables de l’organisation, Osinde, le commissaire Villar, Ciro Ahumada, Norma Kennedy, Brito Lima, ont soigneusement préparé le terrain pour en avoir la maîtrise totale. L’accès à la tribune est donc réservé aux gens de leur faction : syndicalistes (notamment du SMATA, syndicat du secteur automobile), militaires et gendarmes en retraite, hommes de main de dirigeants politiques locaux, on y entendra même parler français. En effet, nos braves tortionnaires des guerres coloniales perdues, Indochine, Algérie, sont venus distiller leurs bons conseils sur la manière de lutter contre « la subversion » et apporter leur assistance en personne. (Voir à ce sujet l’excellent documentaire – et le livre – de Marie Monique Robin : Escadrons la mort, l’école française, sur l’aide apporté par les Français aux militaires Argentins, notamment pendant la dictature).
A Ezeiza, l’Hôtel International est lui aussi occupé par les forces du Comité d’organisation.
A la mi-journée, tout est donc en place. Lorsque les colonnes des mouvements de jeunes révolutionnaires arrivent derrière la tribune, elles sont accueillies par un feu nourri. C’est la débandade. Après coup, Osinde et ses amis tenteront de faire croire que les révolutionnaires étaient eux aussi venus lourdement armés : toujours la fable de l’attentat contre Perón. En réalité, il n’en est rien. Certes, quelques leaders portent une arme, mais rien d’autre que de petits calibres, dont ils ne se séparent d’ailleurs jamais lors de toutes les manifestations. Certes, l’intention des groupes Montoneros était de s’approcher au plus près de la tribune. Mais rien n’est jamais venu corroborer qu’ils avaient une attitude menaçante, et l’immense majorité d’entre eux n’était armée que de banderoles.
Les premiers tirs viennent de la tribune, la foule court en tous sens, tentant de se protéger derrière, et dans, les arbres situés dans les environs. Ils seront alors pris sous un autre feu, venu, lui, du local du foyer école. Il y a même une confusion qui serait comique, n’était le contexte tragique du moment : des tirs venus du foyer atteignent la tribune, et tout le monde pense que deux camps s’affrontent, quand ce sont des alliés qui se tirent dessus sans le savoir !
Il y a également des tirs depuis les arbres. Un temps, on pense qu’il s’agit de francs-tireurs «subversifs» montés là pour viser la tribune. Au micro, dans la panique générale, l’animateur Leonardo Favio supplie les tireurs d’en descendre. En réalité, la plupart sont également des hommes d’Osinde.
On procède à de nombreuses arrestations. Des jeunes révolutionnaires, mais également des gens ordinaires, dont le seul défaut aura été de se trouver au milieu de l’échauffourée. Et voilà à quoi auront servi les ambulances : non pas à transporter les blessés, mais à transporter ces prisonniers jusqu’à l’Hôtel International, où certaines chambres serviront de lieux de torture. Leonardo Favio, qui s’était rendu à l’hôtel pour tenter d’avoir des informations, témoignera être entré dans une chambre et avoir vu du sang sur les murs, des jeunes alignés debout mains sur la tête, et d’autres encore couchés sur le ventre. Parmi les gardiens présents, certains les pointaient avec une arme tandis que d’autres les frappaient avec les crosses de leurs fusils ou des barres de fer. On s’apercevra que tout le premier étage avait été mis à disposition des hommes d’Osinde. Celui-ci, ainsi que Ciro Ahumada, nieront les tortures, ou plutôt en rejetteront la faute sur «des éléments incontrôlés», qui auraient profité de ce que l’hôtel était vide quand «tout le monde était occupé à son poste» pour commettre les faits. Bien entendu, les fameux «éléments incontrôlés» ne furent jamais identifiés.
En dépit de la responsabilité évidente de la faction d’Osinde, il n’y eut aucune suite judiciaire à la tragédie. Et pour cause. Nous reproduisons ici la conclusion d’Horacio Verbitsky :
«Dans un débat contradictoire, (le ministre de l’intérieur) Righi avait toutes les cartes en mains (pour faire arrêter les vrais responsables, NDLA). Mais il ne s’agissait pas de cela. Righi soupçonnait fondamentalement que López Rega, Isabelita et à travers eux Perón, penchaient en faveur d’Osinde. Pour les contrecarrer, il aurait fallu pouvoir produire des preuves, au moyen d’enquêtes menées par la Police Fédérale, arrêter les conspirateurs sur leurs lieux de réunion, saisir les armes, prouver leur lien avec Osinde, arrêter et juger le Secrétaire d’état aux sports et au tourisme (Osinde lui-même, NDLA), de même pour Norma Kennedy et Brito Lima. Quand ses conseillers le lui ont suggéré, Righi a un sourire sceptique. Perón s’était prononcé dans son discours du 21 en faveur des agresseurs, ce qui scellait, par son poids politique décisif, le sort du gouvernement de Cámpora. On avait perdu un temps précieux et il n’y avait plus grand-chose à faire. Les rares commissions rogatoires, qui, tardivement et sans grande conviction, avaient ordonné quelques perquisitions, ne donnèrent aucun résultat. Les armes avaient disparu avant l’arrivée des policiers. Osinde avait remporté la partie». (Traduction PV)
Toujours selon les conclusions de l’enquête de Verbitsky, rien de tout cela n’aurait été possible sans l’assentiment de Perón. Le double but de la droite péroniste était atteint : séparer la gauche du mouvement (autrement dit «couper la branche pourrie»), et précipiter la chute d’Héctor Cámpora. Celui-ci, loyal pourtant jusqu’au bout, n’offrira aucune résistance et mettra son mandat à disposition de Perón. Il n’avait jamais eu l’intention de s’opposer au général, et n’entendait aucunement s’accrocher à son poste. Mais la droite péroniste ne pouvait se contenter d’une simple démission. Elle avait besoin d’un renversement en bonne et due forme. D’une humiliation. Et pour cela, il fallait que la fête soit gâchée.
Trop compliqué pour moi la politique Argentine, j’ai lu les articles du retour de Péron mais là je décroche.. !!
Bravo en tout cas pour ce blog bien documenté
Comprendre le péronisme est en effet d’une extrême complexité, même pour les Argentins ! Je ne connais pas d’équivalent à un tel mouvement qui comme celui-ci rassemble de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par tous les autres niveaux intermédiaires. Ni de tendances internes qui s’expliquent à coups d’armes automatiques ! Pour employer une formule un tantinet éculée : l’Argentine est une terre de contrastes !
Merci en tout cas d’avoir pris le temps et la peine de lire ces articles !