L’avion devant ramener Perón à Buenos Aires devait se poser le 20 juin en milieu de journée à l’aéroport international d’Ezeiza. Pour l’accueillir, ses sympathisants avaient prévu une immense tribune, qu’ils avaient située sur un pont de l’autoroute conduisant de l’aéroport à la capitale, dite «autoroute Ricchieri». Dès le matin, des milliers de gens arrivent, essentiellement de la province de Buenos Aires, mais aussi de tout le pays, pour assister à cet événement dont tout le monde pressent le caractère historique pour l’Argentine. Pensez : le retour, après dix-huit ans d’exil, d’un ancien président qui a marqué comme aucun autre avant lui, et aucun autre après, l’histoire politique du pays. Dans l’esprit de beaucoup, des vieux comme des jeunes, Perón représente la nostalgie des «jours heureux», d’une époque où la vie était plus facile pour les gens modestes que le grand leader avait pris sous son aile. Ces dix-huit années de gouvernement en grande partie dominé par les militaires n’ont pas peu contribué à idéaliser cette époque révolue, d’autant plus dans un contexte politico-économique fortement dégradé. Difficile de dire que ses successeurs de la «Révolution libertadora» ont tenu les promesses qu’ils avaient faites, en renversant Perón, de rétablir la démocratie et les libertés, rendre au pays son lustre d’antan et améliorer la vie de tous les citoyens Argentins. En 1973, l’Argentine est un pays exsangue, miné par la violence des conflits internes, son économie est chancelante, et la majorité n’a plus qu’un désir : voir dégager les militaires. Dans l’esprit de la plupart, seul un messie peut sauver le pays du chaos dans lequel il est plongé, et ce messie, c’est Perón.
Entre deux et trois millions. C’est en général le nombre cité pour évaluer l’importance de la foule accourue ce mercredi 20 juin pour fêter le retour du fameux messie. Des militants, bien sûr, mais aussi et surtout, des gens ordinaires, des familles, des gens d’un même quartier, d’un même village, on vient là pour faire la fête, parce qu’on a l’impression d’une grande respiration possible, d’un renouveau, d’un espoir renaissant. C’est la vieille Argentine qui revient, celle dont les plus vieux se souviennent avec des trémolos dans la voix, l’Argentine prospère, celle où on trouvait du travail, celle où il était facile de se loger, celle où les petits étaient défendus, l’Argentine du «Père éternel», comme l’appelle avec un brin d’ironie le philosophe José Pablo Feinmann. Feinmann, on l’a vu dans la première partie, compare Perón au Godot de la pièce de Ionesco, ce personnage qu’on attend éternellement et qui ne vient jamais. Sauf que cette fois, Godot finit par arriver. On verra plus loin ce que cette différence, énorme, avec l’attente sans fin de Vladimir et Estragon, va entrainer de conséquences.
La ferveur est immense. Sur la tribune, le célèbre acteur et animateur de télévision Leonardo Favio chauffe la foule, déjà présente en masse bien avant l’arrivée de Perón. Soudain, vers l’arrière de la tribune, s’avance une énorme colonne de militants péronistes. Ce sont les jeunes des groupes Montoneros et des FAR (Forces armées révolutionnaires) qui, armés de grandes banderoles, veulent contourner l’estrade pour venir se placer aux premières loges au pied de la tribune et montrer au vieux leader qu’ils sont bien ses plus fervents supporters. A 14 h 29, on entend tout à coup des rafales de mitraillettes. C’est la panique. Tout le monde se met à courir dans tous les sens. Très vite, on compte de nombreux blessés. On commence à entendre des sirènes d’ambulances. Des cris. D’autres tirs. D’où viennent ces tirs ? Les premiers, de la tribune. A l’arrivée des jeunes révolutionnaires, des centaines d’armes sont sorties de leurs cachettes, et ont garni les mains de ceux présents sur la tribune. Ensuite, d’autres tirs, provenant d’une école située non loin de là, sur la gauche de la tribune. Et enfin, depuis les arbres compris entre ces deux zones. Le public est stupéfait, l’hébétude est totale. Personne n’y comprend rien. Favio, à qui l’on a confié le soin d’animer la manifestation, non plus, apparemment. Il lance des appels désespérés au calme, et tente de rassurer la foule. Mais il a l’air aussi paniqué et incrédule que la grande majorité du public. Les échanges de tirs vont se poursuivre une bonne partie de l’après-midi, jusqu’à la dispersion totale de la manifestation, qui se termine en drame. Perón, bien entendu, n’est pas venu. Son avion n’a même pas atterri à l’aéroport d’Ezeiza. Vu la tournure prise par les événements, sa garde rapprochée a préféré le faire atterrir à la base militaire de Morón, toujours en banlieue de Buenos Aires, mais 25 kilomètres plus au nord. La fête n’est pas finie : elle n’a tout simplement pas eu lieu. Selon les chiffres donnés par le journaliste Horacio Verbitsky dans son étude de 1985, l’échange de tirs aura fait 13 morts identifiés, et 365 blessés. Mais en réalité, on n’a jamais su exactement le nombre de victimes. Sans parler des arrestations, des participants emmenés on ne savait exactement où, ni exactement par qui, et encore moins dans quel but.
A ce moment-là de la manifestation, très peu de gens ont une idée précise de ce qui a bien pu se passer. L’enquête d’Horacio Verbitsky permettra, bien plus tard, de lever le voile sur cette affaire et de répondre à bien des interrogations sur les très chaotiques circonstances du retour de Juan Domingo Perón. Nous en parlerons dans une troisième partie.
Pour le moment, l’heure est à l’abattement. Les millions de personnes accourues pour célébrer le retour du «Père éternel» s’en retournent, la tête basse et remplie de questions. Citons de nouveau José Pablo Feinmann, qui était là ce jour-là et qui décrit la scène dans son livre :
«Revenir d’Ezeiza a représenté une douleur inextinguible. La nuit tombait et la foule immense marchait sur l’autoroute en regardant l’asphalte. Personne ne parlait. Le silence était assourdissant. C’était la plus gigantesque veillée funèbre de l’histoire argentine. Un hélicoptère nous a survolés et a annoncé que le général Perón allait bien, qu’il avait atterri à Morón et se dirigeait vers sa résidence de la rue Gaspar Campos (au nord de la capitale, NDLA). Quelques uns, pathétiques, applaudirent et crièrent même des « Vive Perón ! ». Peu, très peu. Les autres continuèrent d’avancer comme des zombies. Nous revenions vidés. On nous avait volé la fête. Parce que c’était cela auquel nous étions tous (plus de 2 millions de personnes) venus assister : à une fête. Pour voir et faire partie d’un événement unique, qui n’aurait plus jamais lieu.» (José Pablo Feinmann – Peronismo, filosofía política de una persitencia argentina – T2 – p.331 – Ed Planeta – Traduction PV)
Nous étudierons dans une troisième partie la thèse du journaliste Horacio Verbitsky, qui a publié les résultats de sa minutieuse enquête sur ces faits dans son livre « Ezeiza », paru 12 ans après le drame. (Voir bibliographie succincte)