45 ans après le début de la plus féroce dictature de son histoire, l’Argentine célèbre dans une certaine discrétion l’anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Jorge Rafael Videla, le 24 mars 1976. Célèbre, ou plutôt, ne célèbre pas. Est-ce un effet d’une certaine culpabilité ? La presse la plus à droite du pays, de Clarín à La Nación, ne se fend pas de plus d’un article, quand le quotidien de gauche péroniste Pagina/12 en propose trois sur sa une numérique.
A droite, visiblement, on préfère éluder et tourner la page, en insistant tout de même au passage sur la popularité, au moins dans un premier temps, d’un coup d’état dont on espérait à l’époque qu’il mettrait un terme au chaos politique et social qui minait le pays gouverné, après la mort de l’icône Perón, par sa femme, «Isabelita». Une vice-présidente incompétente et dépassée, en butte à l’opposition conjuguée de pratiquement toutes les forces politiques du pays, de droite à gauche.
La Nación comme Clarín préfèrent souligner la récente déclassification d’un nombre important de documents nord-américains concernant l’épisode, et montrant que l’administration de l’époque (Le vice-président républicain Gerald Ford avait remplacé Richard Nixon après l’affaire du Watergate) avait été avertie bien en amont de l’imminence d’un coup d’état. Selon ces articles, les Nord-Américains considéraient le coup d’état avec bienveillance, et même un certain espoir de normalisation, et d’un retour du pays dans «la communauté financière internationale», sous-entendu, un retour aux bonnes relations économiques avec les entreprises américaines, sous la houlette d’un général Videla jugé «modéré». L’éternelle clairvoyance de la diplomatie américaine…
Selon Clarín, les documents «apportent la preuve de nombreux contacts entre les militaires séditieux et les fonctionnaires Etatsuniens, et montrent que les Etats-Unis les ont appuyés tacitement, car Washington considérait le coup d’état inévitable». Mais il n’y aurait pas, poursuit Clarín citant Carlos Osorio, chef de projet au Service documentaire des Archives de sécurité nationale du cône sud, de preuve que le pays du nord en aurait été un instigateur actif.
Le contenu de l’article de La Nación n’est guère différent, mentionnant néanmoins le rôle de conseiller du directeur de la CIA d’alors, un certain… George H.W. Bush. La Nación relève également que, selon le diplomate William D. Rodgers, l’administration américaine ne se faisait guère d’illusion sur le fait que «il (était) quasi certain qu’un gouvernement militaire argentin recourrait à la violation des droits humains, suscitant les critiques internationales». Les archives déclassifiées révèlent également, indique La Nación, que les Américains du nord avaient «informé discrètement, plus d’un mois avant le coup d’état, que Washington reconnaitrait le nouveau régime».
Pagina/12, on ne s’en étonnera pas, est beaucoup plus prolixe, proposant un dossier complet sur le coup d’état et les années de dictature. Et notamment un supplément spécial intitulé «Nunca más» (Plus jamais), reprenant le titre du rapport de la commission des droits de l’homme présidée par l’écrivain Ernesto Sabato, regroupant des articles de 18 écrivains et journalistes, parmi lesquels Luis Bruschtein, Eduardo Aliverti, Victoria Ginzberg ou Mempo Giardinelli. La psychanalyste Ana María Careaga, rescapée du centre de détention clandestin «Club Atlético» délivre une réflexion sur «le statut de la haine en tant que passion obscure», et sur le plaisir sadique du tortionnaire, qui s’érige en véritable dieu possédant droit de vie et de mort sur ses victimes. Agustin Alvarez Rey rappelle l’héritage juridique des lois de la dictature, encore prégnant dans la législation argentine d’aujourd’hui. Eduardo Aliverti, quant à lui, évoque la chape de silence qui s’est abattue sur le pays pendant ces sept années de gouvernement militaire. Il raconte le 24 mars tel qu’il l’a vécu, alors étudiant : «Dans la rue, dans les transports publics, dans les bars, parmi les clients de la pharmacie qui entraient et sortaient comme à l’ordinaire, parmi mes collègues de travail et d’études, tout le monde parlait à voix basse. Très basse. (…) Le plus étonnant fut que pendant longtemps parler à voix basse ou sans élever la voix fut également le lot des conversations intimes, privées (…)». Un des slogans de la dictature n’était-il pas «Le silence, c’est la santé» ?
Vous trouverez d’autres documents sur ce sujet dans Pagina/12 sous cet article de Hugo Soriani présentant le livre de Mario Villani, ancien prisonnier, comme Ana María Careaga, du centre clandestin du «Club Atlético», dans le centre de Buenos Aires. Le livre s’intitule «Desaparecido, memorias de un cautiverio» (Disparu, mémoires de captivité). Voir la section «suplementos», tout en bas.