Aujourd’hui 24 mars 2024, on commémore en Argentine un autre 24 mars nettement plus sinistre : celui de 1976, date du coup d’état militaire ouvrant sur une dictature de 7 ans.
Enfin, on commémore, ça dépend qui. Car en ce début de règne miléiste, la tendance semblerait plutôt être à l’oubli. Suivez mon regard, plutôt en biais vers la droite.
Il est vrai qu’une large majorité des électeurs de Javier Milei, qui a cartonné chez les 18-35 ans, n’a pas connu la dictature. Mais même les plus âgés semblent aujourd’hui avoir quelques trous de mémoire.
On me dira que c’est un phénomène classique. En Italie, il y a longtemps qu’on a soldé le fascisme mussolinien, qu’on n’est pas loin de réhabiliter par l’entremise de la dernière présidente en date, Giorgia Meloni. En Allemagne et en Espagne, des partis se réclamant plus ou moins ouvertement de l’héritage nazi ou franquiste paradent au parlement et sur les plateaux télés.
La France, où on prédit un résultat record pour le RN aux Européennes de juin, n’échappe pas au phénomène. Les Brésiliens, 21 ans de dictature entre 1964 et 1985, n’ont pas hésité à élire Jaïr Bolsonaro, un nostalgique du bon temps des militaires, entre 2019 et 2023.
Le processus est toujours le même. Après la chute d’une dictature, à peu près tout le monde, de droite à gauche, est d’accord pour vouer les tyrans aux gémonies et acclamer le retour à la démocratie. Puis, peu à peu, la mémoire fatigue, et s’efface. Arrivent sur le marché politique des plus jeunes, qui n’ont rien connu des années noires, et, qui, pour certains, n’hésitent pas à idéaliser une période qu’ils n’ont pas vécue. Là encore, du classique : «c’était vachement mieux avant».
Milei et ses supporters n’échappent pas à la règle. D’autant moins qu’ils comptent dans leur cénacle quelques enfants de militaires, comme la vice-présidente Victoria Villaruel, fille et nièce de tortionnaires revendiqués.
Symbole de ce changement radical, là aussi, dans le regard porté sur les années de dictature, le gouvernement a réduit drastiquement les subventions à la plupart des institutions mémorielles. Selon Pagina/12 qui s’en fait l’écho, -37,25% pour la Banque de données génétiques (qui aide à retrouver les bébés nés en détention, enlevés à leurs mères et remis à des familles «sûres»), -56% pour les Archives nationales de la mémoire, -76% pour l’entretien des espaces et sites dédiés au souvenir.
Victoria Villaruel, pendant la campagne, a présenté un plan pour transformer la sinistre ESMA (Ecole supérieure de la marine, centre de torture entre 1976 et 1982), devenue un musée du souvenir sous la présidence de Nestor Kirchner (2003-2007), en parc de loisirs !
Une simple lecture de la presse quotidienne en cette journée de commémoration donne une idée de cet effacement mémoriel.
A droite, les deux principaux quotidiens y font à peine allusion. Un article en une de La Nación, sous un titre parlant : « Marche du 24 mars : la gauche, le kirchnerisme (mouvement péroniste de gauche, NDLA) et les associations de Droits de l’homme se mobilisent ». Même chose chez Clarín, on met en avant une commémoration «de gauche», tout en annonçant la sortie d’un documentaire officiel sur la dictature, laissant entrevoir qu’on y remettra certaines pendules à l’heure. Et encore, ces articles sont à trouver en scrollant pas mal sur la page d’accueil de ces canards en ligne.
Infobae Argentine, pour sa part, propose un article de fond en une, bien dans sa veine «centriste» habituelle, intitulé « Coup d’état de 1976 : du «consensus social en faveur de la dictature» que reconnaissait Firmenich (Un des principaux chefs révolutionnaires, NDLA) au « pire gouvernement militaire de l’histoire » selon Massera (Amiral Emilio Massera, membre de la junte militaire) ». L’article n’est pas signé par n’importe qui : Juan Bautista Tata Yofre fut le chef des services de renseignements argentins sous la présidence de Carlos Menem (1989-1999), et au cœur, en 2008 d’un «watergate» local, piratage des courriels du couple présidentiel Nestor et Cristina Kirchner, pour lequel il fut opportunément mis hors de cause en appel en 2016, sous la présidence de Mauricio Macri.
Je conseille la lecture de cet article à tous ceux qui savent lire l’espagnol : question révisionnisme, il vaut le détour. Yofre s’y montre très subtil. Tout en critiquant l’action politique et économique des militaires, il les réhabilite par la bande en ressortant le vieil argument selon lequel ils auraient fait le sale boulot pour le plus grand profit de gens trop contents de ne pas se salir les mains eux-mêmes.
Il cite même le général Videla, premier des quatre dictateurs qui se sont succédé, s’adressant à ses juges :
«Que nous ayons été cruels, nous l’assumons. En attendant, vous avez une Patrie…nous l’avons sauvée comme nous croyions devoir le faire. Y avait-il une autre méthode ? Nous ne le savons pas, mais nous ne pensons pas que nous aurions pu réaliser d’une autre manière ce que nous avons réussi. Jetez nous la culpabilité à la figure et jouissez de nos résultats. Nous serons les bourreaux, vous serez les hommes libres».
Parmi les «grands» quotidiens nationaux, seul Pagina/12 propose une page d’accueil fournie en articles, accusant au passage le gouvernement actuel de, je cite, «nier, justifier ou même promouvoir les crimes contre l’humanité commis par les forces de répression».
On le voit, 50 ans après, les mémoires sont (re)devenues sélectives, et fortement corrélées aux tendances politiques des uns et des autres.
En Argentine comme ailleurs, le révisionnisme historique est comme un bouchon de liège. On le croyait définitivement noyé, il revient immanquablement à la surface. La tendance reste encore minoritaire dans l’opinion, mais ici et là, on commence à voir poindre des demandes de mise en liberté, voire d’amnistie, des militaires poursuivis. Jusqu’ici, sans succès. Mais jusqu’à quand ?