1880-1910 : la grande vague d’immigration

LES ARGENTINS DESCENDENT… DES BATEAUX (1)

          On l’a vu dans l’article précédent sur les successives «conquêtes du désert» menées entre 1820 et 1879, la jeune république argentine a vite été confrontée au besoin de peupler ses nouveaux territoires pour y développer son économie, notamment agricole. L’idée étant d’attirer, pour remplacer les peuples originaires presque définitivement éradiqués, de plus en plus d’Européens, provenant, eux, de pays «civilisés».
          En 1876, le gouvernement de Nicolás Avellaneda promulgue une loi visant à promouvoir une politique d’immigration et de colonisation. Une grande campagne est orchestrée en Europe en direction des potentiels aventuriers désireux de fuir la pauvreté, mais aussi, pour certains, d’échapper au service militaire dans leur pays, et également de réaliser le rêve de progrès social et économique que laisse entrevoir la création de nouvelles nations outre-Atlantique. On leur offre le billet du voyage, et on leur promet travail et logement à l’arrivée.
          Les candidats vont se bousculer, surtout entre 1880 et 1910, dates repères de la plus grande vague d’immigration qu’aura connue l’Argentine. Contrairement aux attentes des dirigeants Argentins, qui rêvaient d’attirer des Européens du nord, censés être plus «civilisés», ils viennent essentiellement des pays les plus pauvres d’Europe : des Espagnols, bien sûr, immigrés «naturels» en quelque sorte, mais aussi de très nombreux Italiens, et des Européens de l’est, Russes, Balkaniques, Polonais… Pas mal de Français dans le lot également, en grande majorité Basques. (On retrouve pléthore de noms de famille basques en Argentine, d’ailleurs, qu’ils soient issus de l’Euskadi du sud ou du nord. Certains ont même dirigé le pays, comme Hipólito Irigoyen, José Félix Uriburu ou Pedro Aramburu).
          Pour la plupart, ce sont d’abord des hommes, plutôt jeunes : entre 15 et 30 ans. Des familles avec enfants, également. Entre 1881 et 1914, on va en compter 4 200 000 ! Parmi ceux-ci, donc, 2 000 000 d’Italiens (quand même !), 1 400 000 Espagnols, et 170 000 Français. Ceci permet de mieux comprendre une particularité toute argentine, qu’on ne retrouve chez aucun autre de ses voisins : une « italianité » très prononcée, à la fois dans la culture et dans le parler (Cette importante influence italienne fera l’objet d’un autre article, c’est promis !).
          En dépit des promesses alléchantes, la réalité n’est pas aussi rose qu’annoncée pour les nouveaux arrivants. L’accaparement des richesses par la haute bourgeoisie «agricole» ne laisse que des miettes aux petits paysans venus d’Europe, qui pour la plupart se retrouvent à devoir s’engager comme ouvriers, «peón» comme on les appelle. Ou, au mieux, locataires de leurs parcelles de terre. Les immigrés s’aperçoivent que les inégalités restent fortes ici aussi, et que l’ascenseur social est tout aussi en panne qu’en Europe. Certains se découragent et rentrent au pays, mais la plupart finit par s’enraciner, bon gré mal gré, en gardant l’espoir de pouvoir un jour changer sa situation par un travail acharné.
          Ceux qui restent s’installent dans un premier temps dans les grandes villes, dans l’attente de réunir assez d’argent pour pouvoir ensuite acheter un peu de terrain dans les faubourgs et améliorer ainsi leurs conditions de vie.

CONVENTILLOS

          C’est que, dans les grandes villes, ce n’est guère folichon. On est loin du paradis promis par les publicités. Les nouveaux arrivants, fraichement débarqués des bateaux (Un refrain dit d’ailleurs à ce propos : «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas. Les Argentins, eux, descendent… des bateaux !» Voir note 1 en bas) se voient offrir deux ou trois nuits d’hôtel, avant d’être livrés à eux-mêmes. Attention, hein. Quand on parle d’hôtel, on ne parle pas du Ritz ou du Majestic. Mais d’un hôtel spécialement dédié aux migrants, et qui ressemble bien davantage à un dortoir collectif ! Visite d’une chambre :

Photo DP (Commons wikimedia)

          A la sortie, la plupart se retrouvent alors dans les «conventillos». Ils se ressemblent tous, quelque soit le quartier ou la ville. Un «patio» (plus ou moins grande cour intérieure) entouré par trois ou quatre bâtiments. Une galerie courant le long de ces bâtiments d’un ou deux étages. Des appartements exigus : généralement, une seule pièce, entre 12 et 15 m². Chaque appartement accueille quatre ou cinq personnes. La cuisine se fait généralement en commun, dans le patio. Promiscuité garantie : entassement, bruit, manque d’hygiène. Pas de douche, un nombre de toilettes ridicule rapporté au nombre d’habitants du lieu. C’est humide l’hiver, étouffant l’été, insalubre toute l’année. Malgré cela, c’est loin d’être gratuit : louer un réduit dans un des ces conventillos peut coûter jusqu’à huit fois le prix d’un équivalent plus décent à Paris ou à Londres. Les marchands de sommeil prospéraient déjà largement à l’époque.

Photo DP – Commons wikimedia

          Il faut bien dire que les grandes villes, Buenos Aires en tête, n’étaient absolument pas préparées à un tel apport de population. Pensez : entre 1869 et 1914, les urbains vont passer de 27% à 53% du total de la population nationale ! Une population qui bondit dans ce même laps de temps de moins de 2 millions à plus de 8 millions d’habitants ! Une multiplication par quatre en quarante ans, qui prend de court une administration qui n’a pas su, pas pu, ou pas voulu, anticiper. Elle s’y met néanmoins, stimulée par le bond parallèle de l’économie. Dame : cette croissance démographique suscite de nouveaux besoins, qui accélèrent à leur tour la production de biens nouveaux (notamment d’équipements et de services), et donc, en conséquence logique, favorisent la création d’emplois et le développement des infrastructures, du transport public, du secteur de l’énergie, de l’industrie et de l’artisanat, etc…
          Mais le logement reste le point noir au milieu de toute cette croissance rapide. Conscient des problèmes criants dans ce domaine, l’État cherche des solutions. Il pourrait se lancer dans la construction, et proposer lui-même des logements sociaux, plus accessibles à la population des classes défavorisées qui s’entasse dans les conventillos, mais les propriétaires de ceux-ci crient à la concurrence déloyale, et bloquent d’autant plus facilement toute initiative publique dans ce domaine que le gouvernement leur est proche et reste à leur écoute. Ils parviendront même à repousser des mesures de salubrité publique aussi élémentaires que l’obligation d’offrir des toilettes séparées pour femmes et hommes, ou un minimum d’une douche pour 10 personnes. Paralysé, l’État fera au moins en sorte d’améliorer le réseau de distribution d’eau potable, et ouvrira des parcs publics à proximité des quartiers à conventillos, afin que familles et enfants puissent trouver un peu de nature hors de leurs taudis.
          Maigre contrepartie, car à l’intérieur, la situation est critique : malnutrition, maladie, aggravée par les conditions économiques dont souffrent les immigrés pauvres : bas salaires, chômage, difficultés d’insertion dans une société créole relativement fermée. Au début du XXème siècle, cela débouche sur des conflits sociaux de plus en plus nombreux et violents. Les gouvernements de Julio A. Roca (1898-1904), puis de Manuel Quintana et José Figueroa Alcorta (1904-1910) réagissent par une répression féroce, allant même, pour bâillonner les immigrés les plus virulents, jusqu’à promulguer une «Loi de résidence», permettant d’expulser du pays tout immigré coupable de nuire à l’ordre public, ou engagé politiquement. L’augmentation des loyers des conventillos, approuvée par le gouvernement d’Alcorta, va finir de mettre le feu aux poudres. Les locataires d’un conventillo du quartier populaire de Barracas décident de faire la grève des loyers. Trois jours plus tard, ils sont rejoints par ceux de 500 autres conventillos. Au lieu de remettre l’argent des loyers aux représentants des propriétaires, ils leur font passer des listes de revendications, réclamant notamment des améliorations sanitaires, une réduction de 30% des loyers ainsi que la suppression du dépôt de garantie équivalent à trois mois de loyer exigé à l’entrée dans l’appartement. En septembre 1907, les conventillos en grève atteignent le nombre de 2000 à travers tout le pays, jusqu’à des villes aussi éloignées de Buenos Aires que Mendoza ou Córdoba. Malgré les ordres d’expulsion délivrés par les propriétaires, les locataires tiennent bon. Les hommes devant continuer de travailler pour assurer l’économie des ménages, ce sont surtout les femmes et les enfants qui manifestent, au cours des fameuses «marches des balais», durant lesquelles les enfants vont de conventillo en conventillo pour rameuter de nouveaux grévistes. Ceux-ci reçoivent également le soutien des partis de gauche et des mouvements anarchistes, et le mouvement se durcit, toujours plus fortement réprimé par la police. Ce qui devait arriver arrive : le 23 octobre, dans un conventillo du quartier de San Telmo, un jeune manifestant de 15 ans est tué, et plusieurs autres blessés.

Expulsion dans un conventillo – 1907 – Photo DP (Commons wikimedia)

          A la suite de ces événements dramatiques, les propriétaires feront quelques concessions à la marge, mais de nombreux locataires seront néanmoins délogés manu-militari, dont un bon nombre expulsés du pays en vertu de la Loi de résidence. Mi-décembre 1907, le mouvement est finalement éteint. Sans que les habitants n’aient obtenu grand-chose. Au contraire : début 1908, la vie dans les conventillos semble s’être encore dégradée. Il faudra encore attendre des années, et la fin du règne sans partage des conservateurs du Parti Autonomiste National, pour que l’État se penche sérieusement sur le problème de l’intégration des immigrés et en améliore les conditions de vie.

(1) Cette formule, largement reprise pour décrire l’immigration argentine, fait naturellement polémique, dans la mesure où elle tend à minorer, voire même à nier, l’existence préalable de peuples indigènes avant la colonisation. Elle est donc à prendre au second degré, simplement pour illustrer le fait que l’Argentine est sans doute le pays sud-américain qui a été la destination la plus prisée par les immigrants du monde entier. Voir par exemple cet article du quotidien La Nación le 11 juin 2021 : le président de la république argentine avait été durement critiqué pour l’avoir utilisée.

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