Si 1945 est une année charnière pour nous autres Européens, pour des raisons évidentes, elle l’est également, et peut-être même encore plus, pour les Argentins. En effet, elle représente une véritable fracture dans l’organisation et la vie politique du pays : à partir de cette année-là, plus rien ne sera comme avant en Argentine.
Car 1945 voit l’avènement d’un homme, et d’un mouvement politique, qui vont durablement marquer la vie politique, économique et sociale argentine : Perón et le péronisme. Aujourd’hui encore, le péronisme reste un mouvement incontournable. Il est l’axe central autour duquel tournent tous les acteurs politiques, qui n’existent qu’en fonction de leur positionnement par rapport à lui. On est péroniste, ou on est anti péroniste. Cela nous paraitrait étrange à nous, surtout les Français, mais les notions de droite et de gauche sont totalement diluées dans cet antagonisme fondamental. Il y a des péronistes de droite, des péronistes de gauche, des anti péronistes de droite et des anti péronistes de gauche. Des nationalistes péronistes et des nationalistes anti péronistes. Des socialistes péronistes et des socialistes anti péronistes. Aujourd’hui encore, l’Argentine est dirigée par un président péroniste, tendance « gauche » : Alberto Fernández. Elle a été gouvernée de 1983 à 1989 par un président péroniste de droite : Carlos Menem.
Une persistance impressionnante, quand on songe qu’au bout du compte, Juan Perón n’aura gouverné en tout et pour tout que dix ans : de 1946 à 1955, puis de 1973 à 1974 !
Par deux fois, l’ère péroniste s’est soldée par un coup d’état militaire, suivi de dictature. En 1955, lorsque Perón a été contraint à l’exil, puis en 1976, après deux ans de la gouvernance catastrophique de sa femme Isabelita. Totalement proscrit – et formellement interdit d’existence – pendant dix-huit ans, il renait des cendres du feu mal éteint qui ne le consumait pas en 1973, ravivé par le bois sec de la nostalgie des années heureuses et l’incapacité des militaires à remettre le pays dans le bons sens. Malheureusement, s’il revient, c’est plus divisé que jamais entre ses deux tendances, que le vieux chef malade n’est plus capable, comme autrefois, de faire coexister sous sa houlette autoritaire.
Après la disparition du fameux général, s’ensuivra l’époque tragique d’une des plus cruelles dictature du continent, de 1976 à 1983, achevée par une guerre pathétique perdue contre un royaume qui, pourtant, n’avait rien contre elle, bien au contraire : les militaires ultra-libéraux, Thatcher, elle ne demandait qu’à les bichonner, n’est-ce pas, Augusto ?
1983, retour à la démocratie, avec le centriste Raul Alfonsín, fin politique et démocrate indiscutable, mais vaincu par un incontrôlable marasme économique et une impossible réconciliation post-dictature. Puis dix ans d’ultra-libéralisme forcené, la « fête » ménemiste, le saccage de ce qu’il restait de l’économie chancelante de l’Argentine, les privatisations sauvages en faveur des copains, l’argent-roi coulant à flots (mais pas dans les poches de tout le monde), le tout terminé dans les émeutes et, de nouveau, la violence.
2003, retour à un calme relatif, avec l’arrivée au pouvoir d’un autre péroniste, de gauche celui-ci : Nestor Kirchner. Qui, contrairement à Menem, ne fera pas de cadeau aux bourreaux de la dictature, et rouvrira les procès. Et enverra promener le FMI, pour tenter d’arrêter la saignée du remboursement d’une dette abyssale. Pour les uns, un sauveur, pour les autres, un populiste démagogue. Mais en tout cas, probablement le plus digne successeur du « grand » Perón. Mais qui, malheureusement, ne saura pas lui non plus résister à la tentation du népotisme : sa propre femme lui succédera, pour deux mandats consécutifs. Douze ans de kirchnerisme qui n’auront pas peu contribué au creusement du fossé inter-argentin, d’autant qu’ils auront été marqués par un succession de scandales politico-financiers, et d’accusations mutuelles – et hélas souvent vérifiées – de corruption.
2015 verra le retour du néo-libéralisme, avec l’élection de Mauricio Macri. Qui échouera dans les grandes largeurs : dévaluation massive du peso, privatisations, réduction massive des emplois publics, chômage et prix en forte hausse, creusement des inégalités… Tout cela pour ramener, une nouvelle fois, le péronisme au sommet de l’état, et continuer d’alimenter un état de guerre civile larvée, et permanente.
La société argentine parviendra-t-elle à trouver son équilibre, et à se débarrasser de ses antagonismes mortifères? Quand on voit l’état de nos propres démocraties européennes, on a de quoi être pessimistes.